Ancillary Justice : revisiter nos préconceptions sur un genre et sur le genre
Par Francesca Robitaille
Ancillary Justice, paru chez Orbit Books en 2013, est le premier tome de la Imperial Radch Trology d’Ann Leckie. Ce space opera a fait fureur cette année-là, remportant notamment les prix Hugo, Nebula et Arthur C. Clarke. La trilogie a su réconcilier bien des lecteurs ET des lectrices avec ce genre de science-fiction, car le space opera est encore surtout plutôt associé à de gros complots excitants ou des batailles paroxystiques et moins souvent à une réflexion sérieuse sur l’identité et la société.
Breq, le personnage principal, a une quête claire : elle cherche à se venger d’Anaander Mianaai, la commandante de l’empire du Radch. Breq est un des derniers ancillaires d’un vaisseau spatial, le Justice of Toren. Les ancillaires sont des segments d’un même vaisseau, des milliers de corps distincts, qui forment pourtant une même unité commune dont ils sont les extensions, tous liés grâce à l’intelligence synchronique qu’il partage. Autrefois conçus pour aider à l’annexion militaire de nouvelles planètes lors des campagnes expansionnistes de l’empire Radch, ils sont vus comme des soldats idéaux, parfaitement programmés. Or, Breq est réduite à un seul corps, séparée du vaisseau qu’elle était autrefois, et elle passe maintenant pour une Radchaii, citoyenne du peuple dont elle veut éliminer la dirigeante.
Bien que l’intrigue et ses complots soient fascinants et m’ont gardée captivée de la première à la dernière page, c’est un autre aspect qui fait, et de loin, un chef-d’œuvre de ce roman et du reste de la trilogie. Cela prend sa source dans le travail de pronominalisation qu’Ann Leckie a fait dans Ancillary Justice, où des pronoms féminins servent à désigner toutes les personnes dans la langue de Breq. Après tout, les ship sont des she…
Pour moi, la science-fiction et la littérature en général sont un moyen de remettre en question nos préconceptions du monde et de nous-mêmes. Ce n’est pas quelque chose que je recherche chaque fois que j’ouvre un livre, il faut bien des lectures simples et agréables. Je crois cependant qu’il est nécessaire de s’interroger sur les « certitudes » de la vie de temps en temps, et ce livre le fait de manière spectaculaire.
Ce livre m’a donc déstabilisée lors de ma lecture, car en plus des pronoms féminins utilisés principalement (mais pas toujours) comme pronoms neutres, les personnages ne sont décrits physiquement que si c’est absolument nécessaire à la compréhension, à travers le regard de Breq. J’ai trouvé cette approche rafraichissante malgré son effet déroutant au début, car je pouvais vraiment imaginer les personnages à ma guise. En ayant si peu d’information sur le physique des personnages, je me suis plutôt basée sur ce qui ressortait de leur caractère pour me bâtir une représentation mentale.
Alors que le sens de la vue occupe souvent, tout naturellement, une part importante de notre vision des autres, j’avoue que cet exercice de lecture m’a vraiment confrontée à mes préconceptions sur le genre et sur la société. Les personnages que j’ai imaginés reflètent mes préconceptions du monde qui m’entoure, et ils m’ont obligée à me distancier de mes réflexes, à les regarder à travers le miroir de la lecture. Malgré mes meilleurs efforts pour comprendre et améliorer mon regard et mon attitude à l’égard des inégalités sociales, j’en suis restée avec l’importante réalisation que peu importe mon progrès, il y aura toujours place à l’amélioration pour me défaire de mes préconceptions. Et c’est vrai pour tous.
J’ai terminé ma lecture d’Ancillary Justice en me disant que ce serait bien d’avoir un vrai pronom neutre, qui serait utilisé dans n’importe quel contexte où le genre d’un individu n’est pas pertinent. Non seulement les gens qui ne s’identifient pas à un genre en particulier se sentiraient un peu mieux inclus dans la collectivité, mais ce serait aussi plus facile de demeurer objectif dans certaines situations. Bien entendu, ce ne serait pas une solution magique pour éliminer les préjugés, mais je pense que ce serait un pas dans la bonne direction. Ça me fait penser à une étude que j’ai lue récemment, qui portait sur les auditions des musiciens professionnels. Au début, les orchestres étaient essentiellement composés d’hommes, et ce même si de plus en plus de femmes ont commencé à participer aux auditions. Or, même en s’assurant que les auditions soient faites à l’aveugle, ce qui aurait normalement permis aux jurys d’être objectifs et de ne pas se fier à l’apparence physique des musiciens, la prédominance des hommes parmi les sélectionnés ne diminuait pas. Finalement, ce n’est que lorsque des tapis ont été installés que les choses ont changé : les oreilles des évaluateurs ne pouvaient alors plus percevoir le claquement des talons… C’est seulement à ce moment que les auditions sont réellement devenues équitables.
D’après moi, en ce moment, plusieurs éléments de la société font leurs propres pas pour rendre le monde plus égalitaire, mais ce que Leckie a réussi à faire dans son roman, c’est de poser un tapis sur nos yeux, nous permettant enfin de juger les personnages entièrement sur leurs caractères et leurs actions. C’est vraiment à ce moment-là que nous pouvons réaliser quelles sont nos préconceptions. J’ai d’abord été déconcertée par l’effet qu’a pu avoir cette particularité de la langue sur le roman en entier et sur moi, mais comme je l’ai mentionné, je crois que c’est important de se faire déstabiliser, volontairement ou non, pour pouvoir mieux décrypter nos idées reçues sur le monde.
Le genre est quelque chose que la société nous impose de manière plus ou moins restrictive, selon notre situation individuelle, mais il demeure malgré tout une partie déterminante de notre identité. Je ne crois pas qu’il revienne à un individu en particulier de dicter comment nous devrions tous traiter ce concept, mais je crois qu’il faut tout de même distinguer le sexe biologique et l’identité de genre d’un individu. Il y a des contextes où le sexe devrait être pris en compte, comme dans certaines situations médicales, car des symptômes peuvent se présenter différemment chez les hommes et les femmes. Par exemple, les crises cardiaques ont souvent été mal diagnostiquées chez les femmes, car les symptômes habituels avaient d’abord été longuement étudiés chez des hommes seulement. Bien que le genre des individus reflète souvent davantage une façon d’être et de se représenter, une façon de se sentir soi-même, ce n’est pas une mauvaise chose en soi que dans ces contextes, on sort des conventions. Ce qui m’apparaît comme nocif, ce sont surtout les restrictions qu’on tente d’imposer aux objets, comme si certaines choses de la vie pouvaient réellement n’appartenir qu’à un seul genre ou à un autre.
Bref, c’est à tous ces éléments qu’Ann Leckie nous invite de réfléchir dans Ancillary Justice, au-delà des complots et de l’aventure! Avec succès, car rien dans le texte ne m’a amenée à me sentir honteuse de mes préconceptions. L’auteure rend humaines les difficultés que nous avons tous à nous défaire de nos a priori, puisqu’on constate que dans sa différence, Breq a elle aussi de la difficulté à bien distinguer le genre des gens et à bien l’exprimer lorsqu’elle doit user de la langue de ses interlocuteurs; à travers ses propres malaises et son incompréhension des autres, on en arrive à s’attacher à cette ancillaire ambiguë et à se reconnaître en elle. Et comme elle, on comprend qu’il n’y aura pas de solution rapide, mais qu’il faudra toujours essayer de s’améliorer. Que si l’effort qu’on y met est honnête, on aura progressé!
Je suis curieux, Francesca : quand tu dis avoir imaginé les personnages d’une certaine façon, à partir du caractère, peux-tu nous décrire un peu comment tu les « voyais », finalement ? 😀
Je me demande si, au final, on aurait tous des représentations différentes des personnages, comme Breq, ou si finalement, elles ne se ressembleraient pas beaucoup !
En français, on commence à utiliser le pronom « iel/iels » en tant que neutre. Ça reste très imparfait (la langue française étant profondément genrée, chaque chose ayant son genre grammatical, contrairement à l’anglais), mais c’est un pas en avant.
Le sexe et le genre ne devraient être qu’une donnée parmi d’autres au sujet des individus. Un peu comme ma fille de quatre ans exprime les choses : « Je suis grande, j’ai quatre ans, je suis une fille, j’aime le spaghetti et colorier des dragons ». Et on sent bien que, pour elle, tout ça est d’égale importance. Dommage que, en grandissant, on perde souvent cette manière de relativiser!
Un grand merci Francesca pour cette très belle analyse car j’ai eu la version française et c’est vraiment frappant pour la traduction, car les accords des adjectifs ne sont pas les mêmes. Oui on a des surprises, même si Breq nous donnait quand même des infos biologiques » par la bande », par exemple concernant la lieutenant qu’il découvre dans la neige au début.
J’ai fait une courte recension du roman sur Goodreads.
Vous soulevez un point intéressant sur les versions traduites, en effet je n’ai pas considéré qu’il aurait pu y avoir des différences dans l’expérience de lecture. Je suis contente de découvrir que l’expérience du genre reste frappante, même avec les différences linguistiques entre le français et l’anglais.